Qu’est-ce
que penser? Lorsqu’on dit: « Je pense », que veut-on dire au juste?
Quand sommes-nous conscients de ce processus de la pensée? Assurément,
c’est lorsque nous sommes confrontés à un problème, à un défi, à une
question, ou que nous sommes en situation de friction: là, nous en
prenons acte en tant que processus conscient. Je vous en prie, ne
m’écoutez pas comme un conférencier débitant son discours! Examinons
plutôt, vous et moi, les modes de fonctionnement de notre pensée, qui
sont les outils dont nous nous servons dans la vie quotidienne. J’espère
donc qu’en ce moment même, vous observez le fonctionnement de votre
pensée, au lieu de vous contenter de m’écouter – ce qui est inutile.
Nous n’arriverons à rien si vous vous contentez de m’écouter, au lieu
d’observer vos propres processus mentaux, au lieu d’être attentif à
votre pensée et d’observer comment elle naît, comment elle prend corps.
Nous essayons ici, vous et moi, de voir ce qu’il en est de ce processus
de la pensée.
La
pensée est une réaction, cela ne fait aucun doute. Si je vous pose une
question, vous y répondez en fonction de votre mémoire, de vos préjugés,
de votre éducation, du climat et de l’environnement dans lequel vous
avez baigné et qui participent de votre conditionnement – vous répondez,
vous pensez en fonction de tout cela. Si vous êtes chrétien,
communiste, hindou ou que sais-je encore, tout cet arrière-plan réagit
et répond à travers vous, et c’est évidemment de ce conditionnement que
naît le problème. Le noyau central de cet arrière-plan est le « moi »
agissant. Tant que cet arrière-plan, ce processus de pensée, ce « moi »
qui est à la source du problème n’ont pas été appréhendés, tant qu’il
n’y est pas mis fin, nous sommes voués au conflit de toutes parts: en
nous, au-dehors, au cœur de nos pensées, de nos émotions et de nos
actions. Nulle solution, de quelque ordre que ce soit, si astucieuse, si
élaborée soit-elle, ne peut mettre fin au conflit qui dresse l’homme
contre son semblable, qui sévit entre vous et moi. Lorsque nous prenons
acte de la situation, que nous prenons conscience de la façon dont
jaillit la pensée et d’où elle tient sa source, une question s’impose à
nous: « La pensée peut-elle jamais prendre fin? »
C’est
effectivement l’un des problèmes, n’est-ce pas? La pensée peut-elle
résoudre nos problèmes? La réflexion est-elle la clé des problèmes?
A-t-on jamais résolu un problème – qu’il soit d’ordre économique, social
ou religieux – en y réfléchissant? Dans votre vie de tous les jours,
plus vous pensez à un problème, plus il devient complexe, hasardeux et
flou. La réalité quotidienne de notre existence n’en
témoigne-t-elle pas? Certes, en réfléchissant à certains aspects du
problème, on peut envisager plus lucidement le point de vue de l’autre,
mais la pensée est incapable d’embrasser de façon globale et complète
toute l’étendue du problème, elle ne peut en avoir qu’une vision
partielle, or une réponse partielle ne résout pas pleinement le
problème: telle n’est donc pas la solution.
Plus
on réfléchit à un problème, plus on l’examine, plus on l’analyse, plus
on en débat – plus il se complique. Est-il donc possible de le regarder
de manière pleine et entière? Et comment cela est-il possible? Là
réside, à mon sens, notre difficulté majeure. Car nos problèmes ne font
que se multiplier – que l’on songe au danger d’une guerre imminente, ou
aux perturbations de tous ordres qui affectent nos relations – comment
appréhender tout cela de façon extensive et globale, et en avoir une vue
d’ensemble? Évidemment, le problème ne peut être résolu que si nous
pouvons l’embrasser dans sa totalité – et non par fragments isolés. Dans
quelles circonstances cela est-il possible? Cela ne peut évidemment se
faire que lorsque ce processus de pensée – qui a sa source dans le « moi
», dans l’ego, dans cet arrière-plan de traditions, de conditionnement,
de préjugés, d’espoir, de désespoir – a cessé d’exister. Nous est-il
possible de comprendre cet ego, non en l’analysant, mais en voyant les
choses telles qu’elles sont, en en prenant conscience en tant que
fait, et non en tant que théorie – sans faire de la dissolution de l’ego
un but en soi, mais en voyant d’un regard lucide les agissements de ce «
moi » perpétuellement en action? Pouvons-nous le regarder, sans le
moindre geste susceptible de le détruire ou de l’encourager? Là est
toute la question, n’est-ce pas? Si, en chacun d’entre nous, il n’y a
pas de centre, s’il n’y a plus de « moi » – avec sa soif de pouvoir, de
réussite sociale, d’autorité, et cette aspiration à se perpétuer, à se
préserver – c’est la fin assurée de nos problèmes!
L’ego
est un problème que la pensée est incapable de résoudre. Il est
impératif qu’intervienne une prise de conscience qui ne procède pas de
la pensée: il suffit simplement que l’on soit conscient des activités de
l’ego, sans les condamner ni les justifier. Car, si votre prise de
conscience est orientée vers un objectif – celui de découvrir comment
résoudre le problème, ou de vouloir le transformer et obtenir un
résultat – on ne sort toujours pas du cadre de l’ego, du « moi ». Tant
que nous courons après un résultat, en tablant sur l’analyse, la
vigilance, l’examen successif de chacune de nos pensées, nous restons
confinés dans la sphère de la pensée, c’est-à-dire dans la sphère du «
moi », du « je », de l’ego.
(Extrait de L’esprit et la pensée) Londres, le 7 avril 1952