L'illumination par la non-action
Toute soi-disant volonté est une manifestation du je-concept. Qui recherche l'illumination ? Dans la mesure où cette dernière est recherchée sous la contrainte du je-concept, comment pourrait-elle être atteinte ?
D'autre part, aussitôt que disparaît le je-concept, on la sent comme ayant toujours été présente.
Mais le je-concept ne désire qu'une pseudo-illumination, par laquelle il peut prétendre être sage ; l'accomplissement, impliquant son propre anéantissement, n'apparaît pas désirable du tout, et il placera sur sa route tous les obstacles possibles.
Ceci est la raison pour laquelle toute "méthode", "discipline", etc... assujétie au je-concept est nécessairement un chemin qui nous éloigne de chez nous. Etant donné que toute action qui n'est pas une non-action, et ne peut être spontanée, se trouve accomplie sous la contrainte du je-concept --car il n'y a pas d'autre "acteur", j'entends d'autre acteur véritable -- l'illumination ou satori ne peut être que la conséquence de la non-action.
L'éveil est un rajustement
L'éveil est un rajustement. Cet état d'Éveil est toujours présent et constitue notre nature normale, permanente et véritable --ainsi que ne cessent de nous le dire les maîtres de toutes les doctrines -- mais l'expérience consciente nous en est refusée de par une déviation de la subjectivité vers un concept qui, en tant que tel, n'existe pas, et qui est notre objet apparaissant dans la conscience comme son propre sujet. Jusqu'à ce que ce spectre soit exorcisé en étant mis à nu, la subjectivité se trouve entravée, et nous ne pouvons la connaître telle qu'elle est en fait.
Réflexion sur la notion de "Vide" (Shunyata, Ku)
"Absoluité" ultime et inconditionnée est négative et vide
Soyons clairs ; exprimons-nous sur ce point à la manière occidentale ; tentons de comprendre en quoi consiste exactement cette idée d'un vide -- car il s'agit d'une idée comme toute autre.
Le monde phénoménal, objectif et relatif des impressions sensibles est une interprétation, fournie par le mental divisé et "raisonnant" (opérant par comparaison d'opposés), du noumène, d'Absolu, du sujet (que vous considériez ces derniers comme différents, ou comme aspects d'un tout), qu'il s'avère incapable de percevoir de manière directe. Et le contraire, avec quoi tout ce qui ici est en question doit être identifié, se dénomme Vacuité. Comme le Vide, il constitue la contrepartie du Plein (plenum), et toutes ces qualités, ces dharmas, traités comme s'ils étaient des "choses", sont par conséquent des éléments de cette plénitude. Un vide cependant, est une négativité totale. Si vous pensez à "Absolu" ou à "Etre", comme on vous enseigne à le faire, vous présumez quelque chose de positif, et chacun de ces positifs est inévitablement accompagné de son négatif, que nous devons intituler "Non-Absolu" et "Non-Être". C'est ce négatif qui est le Vide ou la Vacuité, et ce négatif implique son plenum (plein) consécutif, de telle manière que ce Vide, étant ce qui n'est pas, est également ce qui paraît être, c'est-à-dire la Non-manifestation manifestée --qui est l'univers phénoménal et apparent, ou Samsara.
Ceci constitue certainement l'authentique message de ces sutras --savoir que notre intuition doit appréhender la vérité négative du Vide afin de comprendre que son élément positif est Apparence et que c'est ainsi, et non de manière inverse, qu'ils doivent être vus, si leur identité doit être assimilée et non simplement présumée.
La "véritable nature" de toute manifestation est Non-nature, et il en va ainsi de toutes les idées "d'Absoluité" et "d'Être" --qui constituent des concepts ou dharmas. Ils sont négatifs ou vides, de manière directe, et ne sont positifs et relatifs que de manière indirecte.
Aperçu sur l'esprit-bodhi ?
Commentaire : Ce texte décrit les aller-retours que peut connaître la conscience du chercheur sur la Voie. L'aperçu de la conscience déconditionnée, et son évanescence... Mais cela est vision de cette rive-ci. Cela vous fera comprendre les nuages qui couvriront encore quelques temps votre ciel bleu... Mais cela ne vous fera pas percer la croûte nuageuse... Courage donc dans la nuit de l'âme chère à Jean de La Croix...
"A mesure que nous suivons l'impulsion de notre nature fondamentale et que nous comprenons davantage, il semble naître en nous une conscience autre que la conscience congénitale qui a grandi avec nous et qui résulte de l'expérience psychosomatique. Cette conscience apparemment nouvelle se nourrit d'intelligence intuitive et gagne en puissance et en promptitude en même temps que s'approfondit la compréhension. Elle semble être indépendante de notre psyché terrestre et fonctionner dans une dimension supplémentaire du mental, bien qu'elle puisse se manifester de par nos facultées intellectuelles et émotives. L'une est assujéttie au temps et égocentrique, l'autre apparaît comme intemporelle et détachée de toute notion évidente du "je-concept".
Tandis que cette conscience nouvelle augmente en intensité, nous souffrons avec plus d'acuité du contraste qui existe entre elle et le psychisme influencé et contrôlé par le je par lequel nous sommes toujours pénétrés. Nous ressentons de plus en plus profondément que nous ne sommes pas le reflet du monde de "l'état de conscience" que nous sommes conditionnés à connaître comme notre moi, et que nous sommes ce nouvel état de conscience dans lequel notre identité semble se dissoudre.
Néanmoins l'étreinte de la psyché égocentrique s'empare à nouveau de nous chaque fois que nous cherchons à fondre notre identité dans l'intemporel et, désespérant qu'il vienne jamais, nous aspirons au jour où nous aurons le pouvoir de perdre notre moi dans l'universalité de la conscience qui s'est développée "derrière" et "au-delà" de notre éternel bourreau. Nous sentons alors que nous serons cet état de conscience et cesserons d'être "je" ; en fait, nous semblons déjà savoir que nous sommes cette conscience et que notre "je" est une mascarade.
Lorsque la pénétration de cette "conscience transcendante" est puissante, nous avons tendance à ne plus considérer les choses vivantes commes des objets indifférents ou hostiles mais comme faisant partie de nous-mêmes ; ou plutôt, comme d'autre parties d'un tout qui est cette nature qui nous entoure tous --bien que ces méthodes de compréhension quelque peu différentes ne semblent pas être alors tellement différentes.
Au sein de cet état de conscience, "l'amour-haine" cède la place à une affectivité plus pure, ressemblant à la "bénédiction-compassion" ; l'"enthousiasme-détresse" passe à la sérénité ; l'avidité, l'envie, la peur, l'orgeuil et les autres formes d'émotion ternies par l'ego sont suspendues ou sont représentées par l'affectivité pure elle-même. (...)
Mais avons-nous développé ce nouvel état de conscience ? Cet état est-il "nouveau" et est-il réellement "nôtre" ? Ou est-ce au contraire quelque chose d'omniprésent, à quoi nous avons accordé un accès formel par où il puisse prendre possession de nous quand il le peut ? Pourrait-il être l'un et l'autre ? C'est-à-dire à la fois notre propre nature essentielle, dont nous sommes devenus partiellement conscients, et un aspect du mental universel que nous sommes désormais en mesure d'appréhender ; est-il nôtre, dans la mesure où le phénomène que constitue chacun d'entre nous en arrive à le reconnaître comme son "soi", et en même temps représente-t-il un aspect du mental universel dans la mesure où il nous est devenu perceptible par l'intermédiaire de nos facultés phénoménales ?
Il est une chose qu'au moins nous connaissons, et que nous ne pouvons pas ne pas connaître : cet état de conscience est plus véritable que le reflet de l'état de conscience contrôlé par le "je" en lequel il nous est impossible de croire plus longtemps, et dont le corollaire est : rien ne nous importe autant que d'en accroître la puissance et la promptitude afin qu'il prenne possession de nous entièrement et une fois pour toutes.
Il est cependant une autre chose que nous connaissons plus clairement encore, c'est la nature de la barrière qui nous empêche de devenir ce que nous reconnaissons à présent que nous sommes. Cette barrière se révèle de façon flagrante, et constitue la croyance conditionnée suivante : que le dispositif psychosomatique, qui dans l'existence phénoménale porte le nom que nous savons être le nôtre, est notre moi. Cela seul est ce qui nous maintient dans la servitude. Qu'est-ce alors ? Un expédient conceptuel qui a acquis une réalité imaginaire tandis que l'absoluité qui est derrière notre apparence psychosomatique n'est pas ce concept ? En effet, et si nous pouvons détruire cette réalité imaginaire, l'expédient conceptuel qui est dépend cessera d'être. Cela revient-il à noyer un homme afin de le guérir ? Oui, car cet homme est le "vieil homme" qui doit mourir afin que "l'homme nouveau" puisse naître. Oui encore, car la totalité de cette pseudo-réalité doit nécessairement être vue comme non-réalité, afin qu'Absolu puisse être aperçu --et ceci constitue le message suprême du Tathagata dans le Sutra du Diamant (...). "
Extraits de: Wei Wu Wei, La voie négative, Éditions De la différence, Paris, 1977.
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