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mercredi 23 novembre 2016

J. Krishnamurti : Le piège de la pensée

Qu’est-ce que penser? Lorsqu’on dit: « Je pense », que veut-on dire au juste? Quand sommes-nous conscients de ce processus de la pensée? Assurément, c’est lorsque nous sommes confrontés à un problème, à un défi, à une question, ou que nous sommes en situation de friction: là, nous en prenons acte en tant que processus conscient. Je vous en prie, ne m’écoutez pas comme un conférencier débitant son discours! Examinons plutôt, vous et moi, les modes de fonctionnement de notre pensée, qui sont les outils dont nous nous servons dans la vie quotidienne. J’espère donc qu’en ce moment même, vous observez le fonctionnement de votre pensée, au lieu de vous contenter de m’écouter – ce qui est inutile. Nous n’arriverons à rien si vous vous contentez de m’écouter, au lieu d’observer vos propres processus mentaux, au lieu d’être attentif à votre pensée et d’observer comment elle naît, comment elle prend corps. Nous essayons ici, vous et moi, de voir ce qu’il en est de ce processus de la pensée.
La pensée est une réaction, cela ne fait aucun doute. Si je vous pose une question, vous y répondez en fonction de votre mémoire, de vos préjugés, de votre éducation, du climat et de l’environnement dans lequel vous avez baigné et qui participent de votre conditionnement – vous répondez, vous pensez en fonction de tout cela. Si vous êtes chrétien, communiste, hindou ou que sais-je encore, tout cet arrière-plan réagit et répond à travers vous, et c’est évidemment de ce conditionnement que naît le problème. Le noyau central de cet arrière-plan est le « moi » agissant. Tant que cet arrière-plan, ce processus de pensée, ce « moi » qui est à la source du problème n’ont pas été appréhendés, tant qu’il n’y est pas mis fin, nous sommes voués au conflit de toutes parts: en nous, au-dehors, au cœur de nos pensées, de nos émotions et de nos actions. Nulle solution, de quelque ordre que ce soit, si astucieuse, si élaborée soit-elle, ne peut mettre fin au conflit qui dresse l’homme contre son semblable, qui sévit entre vous et moi. Lorsque nous prenons acte de la situation, que nous prenons conscience de la façon dont jaillit la pensée et d’où elle tient sa source, une question s’impose à nous: « La pensée peut-elle jamais prendre fin? »
C’est effectivement l’un des problèmes, n’est-ce pas? La pensée peut-elle résoudre nos problèmes? La réflexion est-elle la clé des problèmes? A-t-on jamais résolu un problème – qu’il soit d’ordre économique, social ou religieux – en y réfléchissant? Dans votre vie de tous les jours, plus vous pensez à un problème, plus il devient complexe, hasardeux et flou. La réalité quotidienne de notre existence n’en témoigne-t-elle pas? Certes, en réfléchissant à certains aspects du problème, on peut envisager plus lucidement le point de vue de l’autre, mais la pensée est incapable d’embrasser de façon globale et complète toute l’étendue du problème, elle ne peut en avoir qu’une vision partielle, or une réponse partielle ne résout pas pleinement le problème: telle n’est donc pas la solution.
Plus on réfléchit à un problème, plus on l’examine, plus on l’analyse, plus on en débat – plus il se complique. Est-il donc possible de le regarder de manière pleine et entière? Et comment cela est-il possible? Là réside, à mon sens, notre difficulté majeure. Car nos problèmes ne font que se multiplier – que l’on songe au danger d’une guerre imminente, ou aux perturbations de tous ordres qui affectent nos relations – comment appréhender tout cela de façon extensive et globale, et en avoir une vue d’ensemble? Évidemment, le problème ne peut être résolu que si nous pouvons l’embrasser dans sa totalité – et non par fragments isolés. Dans quelles circonstances cela est-il possible? Cela ne peut évidemment se faire que lorsque ce processus de pensée – qui a sa source dans le « moi », dans l’ego, dans cet arrière-plan de traditions, de conditionnement, de préjugés, d’espoir, de désespoir – a cessé d’exister. Nous est-il possible de comprendre cet ego, non en l’analysant, mais en voyant les choses telles qu’elles sont, en en prenant conscience en tant que fait, et non en tant que théorie – sans faire de la dissolution de l’ego un but en soi, mais en voyant d’un regard lucide les agissements de ce « moi » perpétuellement en action? Pouvons-nous le regarder, sans le moindre geste susceptible de le détruire ou de l’encourager? Là est toute la question, n’est-ce pas? Si, en chacun d’entre nous, il n’y a pas de centre, s’il n’y a plus de « moi » – avec sa soif de pouvoir, de réussite sociale, d’autorité, et cette aspiration à se perpétuer, à se préserver – c’est la fin assurée de nos problèmes!
L’ego est un problème que la pensée est incapable de résoudre. Il est impératif qu’intervienne une prise de conscience qui ne procède pas de la pensée: il suffit simplement que l’on soit conscient des activités de l’ego, sans les condamner ni les justifier. Car, si votre prise de conscience est orientée vers un objectif – celui de découvrir comment résoudre le problème, ou de vouloir le transformer et obtenir un résultat – on ne sort toujours pas du cadre de l’ego, du « moi ». Tant que nous courons après un résultat, en tablant sur l’analyse, la vigilance, l’examen successif de chacune de nos pensées, nous restons confinés dans la sphère de la pensée, c’est-à-dire dans la sphère du « moi », du « je », de l’ego.

(Extrait de L’esprit et la pensée)  Londres, le 7 avril 1952


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